Propos de Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg recueillis par Abel Mestre et Caroline Monnot
Vendredi 8 avril à 18 heures, est mis en ligne sur le site du Monde.fr, un webdocumentaire François Duprat, une histoire de lextrême droite.
Produit par Le Monde.fr, lINA et 1+1 Production, ce documentaire écrit par Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg sattache à expliquer le parcours politique de François Duprat et le rôle essentiel quil a joué au sein de lextrême droite française. Cest surtout le portrait dune époque.
Comment présenteriez vous François Duprat ?
Nicolas Lebourg : Né en 1940, assassiné par un attentat à la voiture piégée en 1978, cest un personnage central de la reconstruction des extrêmes droites européennes après la débâcle des fascismes. Il se reconnaît lui-même comme néo-fasciste. Cest à la fois un réactionnaire obsédé par lanticommunisme, et un révolutionnaire qui veut changer le monde. Il réinvente lextrême droite à qui il impose des thèmes novateurs alors, comme lantisionisme, le négationnisme, le rejet de limmigration sur une base sociale. Cadre fondateur et dirigeant dOccident, dOrdre Nouveau, du Front National, entre autres, il a pourtant été exclu de chacun de ces mouvements à un moment de sa trajectoire. Son trajet personnel ne manque pourtant ni de logique ni de sens quant à ses contemporains, car la duplicité et la dualité que certains pointent chez lui sont aussi les nôtres. En effet, ces allers-retours entre subversion et contre-subversion, sa volonté de balayer lEtat tout en travaillant volontiers avec lessentiel de ses secteurs répressifs sont très révélateurs des rapports de la société française à sa démocratie et des jeux de la Guerre froide.
Joseph Beauregard : Cet homme est un jeu de poupées gigognes. Cest un intellectuel néofasciste et un enseignant plutôt de la pédagogie fustigée aujourdhui comme soixante-huitarde, un commis voyageur des circuits internationaux de lanticommunisme qui danse bien le rockn'roll, un numéro deux du Front National qui offre un disque de Maxime Leforestier à sa nièce. Au travers de ses méandres, Duprat raconte quelque chose de vertigineux sur son époque. Il cherche à capitaliser sur toutes les formes de transgression. Nous avons interrogé plus de 130 témoins : les termes les plus récurrents chez eux, quelle que soit leur empathie pour lui, sont la « fascination » quil exerce, et la « perversité » quils ressentent. Ils ne font pourtant pas montre dun jugement moraliste, car lhomme échappe aux schémas ordinaires.
Quest-ce que le parcours de François Duprat révèle de son époque ?
Joseph Beauregard : Avec François Duprat on comprend la résurrection idéologique et organisationnelle des extrêmes droites. Comment durant les Trente glorieuses, de lÉpuration à lélection de François Mitterrand, a couvé la résurrection dune tendance politique qui paraissait avoir été balayée par lHistoire. Et on voit bien que cest une coproduction nationale. Duprat se faufile partout. Il prône la révolution et est accueilli discrètement à lHôtel Matignon. Il dit pis que pendre de la gauche, mais a un pied dans les milieux du financement occulte de la gauche non communiste.
Nicolas Lebourg : Il est quelquun de très adapté aux jeux à triple tiroirs avec double fond très typiques de la Guerre froide, mais en même temps cest un homme qui rêve dun héroïsme fantasmé à partir de la Seconde guerre mondiale au milieu de cette société des années 1960-1970 toujours plus matérialiste. Il se revendique dune idéologie, le fascisme, qui correspond à « lâge des masses », à lère industrielle et de lEtat-Nation, alors que lui-même est dans « lâge des marges », linternationalisation du politique, les hybridations idéologiques. Il sengage pour lAlgérie française mais devient très vite un admirateur du régime bathiste syrien et de lessentiel des nationalismes arabes. Il montre bien à quel point le réel est structuré par ses contradictions internes. Cest dailleurs peut-être lune des raisons pour lesquelles il agaçait tant de monde : avec lui il ne reste rien dune catégorisation simpliste, malgré son discours ultra-radical, totalement clivant, le monde qui se dessine quand on le regarde apparaît en zones de gris.
En quoi ce personnage est-il actuel ?
Nicolas Lebourg : Duprat a été à lavant-garde de propositions politiques dune importance cruciale aujourdhui. La fusion de lantisémitisme, de lantisionisme, du négationnisme et du conspirationnisme est une offre idéologique à léchelle mondiale désormais. Sa stratégie consistant à faire exploser les droites après leur avoir fait avaliser des thèmes de discrimination nationale, et ainsi relégitimer lextrême droite, est-celle qui a permis le 21 avril 2002 et explique une bonne part de notre actualité politique.
Joseph Beauregard : Cest dailleurs lui linventeur de cette formule si souvent reprise par Jean-Marie Le Pen « lélecteur préfère toujours loriginal à la copie ». Moins que théoricien, comme on le présente toujours, il est avant tout un tacticien très conscient que sa première force cest la faiblesse morale de ses adversaires, leur enfermement dans un temps électoral court alors que les révolutionnaires tablent sur un temps long.
Il sest passé trente-trois ans depuis lattentat à la voiture piégé qui le visait. Les conditions de cette mort nont pas été éclaircies. Que faut-il en penser ?
Joseph Beauregard : Demblée, évacuons une rumeur coriace : en aucun cas, comme il a souvent été dit, il ny a pas eu denquête. La police, le juge dinstruction, ont fait leur devoir. Ils lont fait, cest vrai, sans le soutien des services de renseignement qui auraient pu leur être utiles. Aujourdhui, je regrette humblement que madame Alliot-Marie, lorsquelle était ministre de lIntérieur, ait apposé son veto à la dérogation que nous avions obtenu daccès aux archives sur lassassinat. Cest conforme avec son refus en tant que ministre de la Justice de donner suite à la demande de la fille de Robert Boulin, ministre assassiné à la même période, de faire rouvrir cette autre enquête. Mais je crois que cest regrettable pour notre démocratie. Pour notre part, nous avons repris toutes les hypothèses qui avaient été soulevées, publiquement ou non, et les avons étudiées sereinement. Lessentiel dentre elles sont balayées par la démonstration logique et des aspects factuels.
Nicolas Lebourg : Dabord, malgré tous les fantasmes liés à cet assassinat, totalement hors norme par son mode opératoire dans la vie politique française, nous nous sommes refusés à tout sensationnalisme autour de cela. Pour une raison très simple : léthique. La veuve de François Duprat était une militante engagée, sur des idées qui ne sont pas les nôtres, mais elle mérite le respect. Nous ne nous imaginions pas faire montre de légèreté là-dessus, nen déplaise au voyeurisme de notre époque. Ensuite, nous ne sommes pas investis dune charge de police ou de justice, or pour quune démocratie fonctionne il faut quelle soit structurée Néanmoins, pour que cette démocratie existe, quelle ne soit pas dans une dérive bureaucratique ou quelle ne devienne pas le théâtre dombres de dominants, il faut exercer une pression sur elle, il faut quil y ait une tension permanente. Cest pourquoi nous poursuivons toujours cette décision du ministre de lIntérieur devant le Tribunal Administratif. Cest ce qui explique limportance de travailler sur la vie et la mort de Duprat. Sans toutefois donc confondre les fonctions dhistoire du temps présent et denquête judiciaire. Nayant ni les moyens ni la légitimité à refaire cette enquête, il était plus pertinent dessayer de comprendre ce que cette mort occultée pouvait dire sur notre société et nos institutions. Notre pays était alors très tolérant avec les manques de tempérance et de transparence. Le manque démoi face à lassassinat de Duprat et à léchec de lenquête sur son assassinat témoignent que le goût pour larbitraire et lautoritaire dépasse amplement la zone de lextrême droite radicale.
Votre webdocumentaire va être diffusé à parti du 8 avril, en même temps que devait sortir en librairie votre biographie de François Duprat
Joseph Beauregard : Ce « webdoc » nest pas une adaptation du livre mais plus une histoire de lextrême droite dont la figure de François Duprat est le fil rouge. Les deux objets sont complémentaires, lun situant lhomme dans sa profondeur, lautre correspondant à une critique politique de son action menée. Chaque élément correspond ainsi à sa propre logique et cela évite les « parasitages » entre ces deux démarches. Nous étions particulièrement soucieux de proposer un élément analysant un homme en mouvements dans son temps, sans jugement, et, dune autre manière, dassumer notre libre choix de la critique de son action et ses pensées.
Nicolas Lebourg : Au bout de cette longue enquête, le manuscrit et le webdocumentaire ont été validés à la réception par léditeur et les producteurs. Cependant le premier mars 2011, léditeur nous a fait savoir quil réorganisait son planning de parution. Louvrage serait renvoyé à janvier 2012. Lemonde.fr na pas souhaité surseoir à la diffusion du webdoc et la programmé à compter du 8 avril 18 heures.
Première parution : « François Duprat, une histoire dallers-retours entre subversion et contre-subversion« , Droite(s) extrême(s) lemonde.fr, 7 avril 2011.