(par jean-Yves Camus de Rue89)
Thor Steinar rhabille l'extrême droite avec des vêtements ornés de références nordiques et provoque la colère des antifascistes.
(De Berlin) Berlin, rue Rosa-Luxemburg. Une artère centrale de lancien Berlin-Est, devenue lieu branché de la capitale allemande réunifiée, dans un quartier où la mode et le design occupent une place centrale.
Au numéro 18 se trouve un magasin dallure banale, nétait-ce la vitrine étoilée par des jets de pierre et les multiples affiches apposées à côté par les groupes antifascistes, pour appeler à la mobilisation des citoyens contre une "boutique de nazis".
Lenseigne pourtant névoque rien de tel: Tönsberg, qui est le nom de la plus ancienne ville de Norvège. Vu de loin et même dassez près, les articles vendus sont banals: du sportswear et même du beau, plutôt cher (près de 200 euros le blouson ; 90 euros le pull-over et 50 euros la chemisette). La vendeuse est aimable, pas "aryenne blonde" du tout, lambiance sereine.
Quand on entre pour examiner de près les vêtements et accessoires cependant, le regard change: sur les ceintures et les vêtements figurent des runes ou des drakkars, ou bien la mention "thor steinar" qui est à la fois le nom dune marque et la traduction allemande de "marteau de Thor".
Premier logo de Thor Steinar: un motif utilisé par la division SS Das Reich
Nous sommes donc dans la boutique berlinoise de lenseigne de vêtements la plus controversée dAllemagne, contre laquelle se mobilisent depuis des mois les antifascistes des villes où elle est implantée: Berlin, Leipzig, Hambourg, Magdebourg et Dresde.
A lorigine de la marque en 2002, il y a deux hommes: Axel Kopelke et Uwe Meusel. Le premier est décrit par les milieux antifascistes comme proche du parti néo-nazi NPD. Mais il est avant tout un homme daffaire avisé, qui enregistre quelque deux millions deuros de chiffre daffaire annuels et a bien compris lévolution des milieux dextrême droite. Ces derniers ont délaissé le look skinhead traditionnel pour un mode dhabillement en apparence banalisé.
Au début, Thor Steinar a flirté avec la légalité: le premier logo de la marque, dinspiration runique, avait été utilisé par la division SS Das Reich et les groupes Werwolf, qui luttèrent clandestinement, après la défaite nazie de 1945, contre les Alliés.
Depuis, par prudence, les patrons ont changé dinsignes: ils utilisaient abondamment le drapeau norvégien (jusquà ce que le gouvernement norvégien, début 2008, leur ordonne de cesser de le faire) et donnent à leurs boutiques comme à leurs modèles, des noms inspirés par la mythologie ou la géographie nordique, comme Narvik, Telemark, Asgard ou Heimdal.
Cest évidemment moins voyant que le "Ski Heil" qui ornait précédemment certains T-shirts, et cela permet de vendre aussi à des jeunes absolument pas politisés.
Thor Steinar est vite devenue la marque fétiche de lextrême droite allemande et géographiquement, au-delà. Elle sest exportée en Scandinavie, et, pour ceux qui ne vivent pas à proximité dune boutique, ou qui craignent dy rentrer, exploite un service de vente sur Internet qui propose même des soldes "online".
Cette dernière manière dopérer risque de devenir sa principale activité, car la pression des associations antifascistes et de certains riverains pour faire fermer les boutiques est très forte, notamment à Berlin et Dresde.
Les patrons sont avant tout des hommes d'affaires
La méthode toutefois ne fait pas lunanimité parmi les commerçants: rue Rosa-Luxemburg, certains dentre eux, bien que politiquement à gauche, se sont émus des retombées négatives des manifestations sur leur clientèle.
En plus, Thor Steinar a des ressources pour contourner le boycott: la marque vend désormais ses articles dans un magasin totalement indépendant, "Doorbreaker", dans le grand centre commercial de Ring Center, à Lichtenberg. En effet, lavis dexpulsion de la boutique de la rue Rosa Luxemburg vient de tomber.
Reste une question: finance-t-on vraiment le mouvement néo-nazi en achetant Thor Steinar? Les jeunes militants veulent le croire, mais rien nest moins certain: les patrons sont avant tout des hommes daffaires, et il nest même pas évident quils reversent quoi que ce soit à "la cause".
Quoi quil en soit, la saga de la marque Thor Steinar démontre que lextrême droite allemande a les moyens intellectuels de faire sortir ses idées du ghetto politique.
Pour ma part, ayant évidemment dû acheter une bricole pour rendre ma visite crédible, je suis désormais limprobable propriétaire dun porte-monnaie à logo runique: à moins de 10 euros, cétait larticle le moins cher du magasin
Photo : Boutique Tönsberg à Berlin (Fabrizio Bensch/Reuters)